Mercredi dernier, record d’audience pour Questions de Génération sur France 4 à 23 heures.

En production à Atlantis 6, un record d’audience pour l’émission présenté par Samuel Etienne et produite par Grégoire Olivereau qui proposait une « Spéciale Sarkozy » des débats très animés et des jeunes toujours plus incisifs et pertinents… Si vous l’avez manqué, vous pouvez vous rattraper sur www.questionsdegeneration.fr et rendez vous le 16 juin pour la prochaine émission consacrée au sport.

Éthique et morale sont sur un plateau.

« Questions de génération, c’est le nouveau magazine mensuel de France 4 présenté par Samuel Etienne. Réunis sur le plateau autour de l’animateur, des lycéens de premières et terminales sont les principaux acteurs de ce programme novateur et ambitieux. » L’occasion de revenir sur des oppositions conceptuelles toujours d’actualité, induction vs déduction, éthique vs morale.

L’ambition de ce « magazine ambitieux » n’est pas des plus évidentes. S’agit-il de dresser le portrait d’un homme politique (François Bayrou, Marine Le Pen…), ou de voir comment il s’en tire face à des jeunes ? Ou bien plutôt d’apprendre à connaître les jeunes en question ? Grégoire Olivereau, le producteur de cette émission, « réfute l’idée de journalistes en herbe. Nous cherchons non pas à les former au métier de journaliste mais simplement à recueillir leurs regards sur le monde ». L’invité ne serait donc qu’un prétexte pour observer les lycéens. À regarder le magazine, force est pourtant de constater qu’il ressemble aux autres émissions politiques ; avant tout, il confronte un élu à des questions et lui demande de réagir à des « sujets » au sens médiatique du terme, c’est-à-dire à de courts reportages soulevant des questions de société. C’est à cette interaction que nous allons nous intéresser ici, parce qu’elle transpose sur le terrain politique des oppositions conceptuelles qui traversent toute l’histoire de la pensée.

Il s’agit en premier lieu de la différence, souvent utilisée en philosophie des sciences, entre induction et déduction. L’induction consiste à inférer une loi ou une régularité par généralisation de l’observation d’un ou plusieurs cas particuliers ; tandis que la déduction, à l’inverse, part avec la loi pour prémisse, et observe qu’elle se vérifie dans des cas particuliers. Dans le numéro de Questions de génération consacré à Marine Le Pen (lundi 17 novembre dernier), il a été question de l’immigration, et logiquement on a beaucoup balancé entre la tentation de généraliser une exception en vue d’amender la loi et celle d’appliquer la loi sans souci des exceptions. En second lieu, comme la question de l’immigration se place sur le terrain de la « vie bonne », cette dialectique en a rejoint une autre, classique cette fois en philosophie morale, opposant l’éthique (qui propose plutôt des expériences de pensée relatives à la conduite à tenir en fonction des circonstances et des cas particuliers) à la morale (dont les expériences de pensée vont plutôt du côté de la loi et du devoir).

Le débat autour de l’immigration a été lancé, ici, par un « sujet » sur Victorine (car les « sujets » sont un peu à ces émissions politiques ce que les expériences de pensée sont à la philosophie) : originaire de Côte d’Ivoire, cette femme vit et travaille en France depuis huit ans, mais s’est vu notifier un avis d’expulsion depuis que son enfant, né en France et reconnu par un père français, est mort en bas âge. Elle a deux autres enfants, mais eux sont nés d’un père non français, et la loi est la loi, même si on dispose de ressources (elle a deux CDD de garde d’enfants à domicile). Elle pleure ; elle « demande juste qu’on la régularise » et « trouve ça inhumain » de devoir repartir dans un pays avec lequel elle n’a plus d’affinités et qui sera terra incognita pour ses deux enfants. Une musique triste accompagne ces images, qui n’en ont nul besoin parce qu’effectivement la situation est cruelle. Toute la question est : faut-il induire du cas de Victorine que toute expulsion est inhumaine ? S’en est suivi une passe d’armes entre Samuel Etienne et Marine Le Pen :

– On l’expulse ou pas ? demande le premier. [côté de l’éthique]

– On ne peut pas résoudre le problème de l’immigration en s’attachant à des cas particuliers, répond la seconde. [côté de la morale ; dénonciation de la volonté de solliciter un raisonnement inductif chez le téléspectateur]

– Mais ça n’est que ça, l’immigration, une somme de cas particuliers. [défense de l’éthique]

– Cette somme est un problème politique et social qui s’appelle l’immigration. [défense de la morale, appel à la loi]

– Victorine elle travaille, elle a un logement, il est où le problème ? [défense de l’éthique, refus de passer du cas particulier à la loi]

– Reprenons les choses au départ. [appel à la loi]

– Le départ c’est : qu’est-ce qu’on fait de Victorine, est-ce qu’on l’expulse ? [appel au cas particulier]

– (…) Oui. [application de la loi, sous forme de déduction]

Quelle aide peut apporter la télévision à ce débat qui fait rage au moins depuis 2500 ans – c’est-à-dire au moins depuis qu’il a été théorisé ? Comment peut-elle empêcher qu’il se déroule sous forme de dialogue de sourds ? Ce que montre ce bref échange sur l’immigration, c’est qu’il ne faut pas attendre du « sujet » qu’il fasse tout seul. C’est bien le téléspectateur, en fonction de son orientation côté éthique ou côté morale, qui va se livrer ou non à l’induction de type « tous les clandestins sont des Victorines ». C’est lui qui généralisera ou pas. Seul un travail méthodique de fond, que la télévision n’est pas en mesure de mener, peut dire quelle est la proportion de Victorines (c’est-à-dire d’inhumanité) dans les cas qui tombent sous le coup de la loi. Juste après la diffusion du reportage sur Victorine, le premier échange avait d’ailleurs indirectement pointé le cœur « médiatique » du problème :

– C’est une succession de clichés, avait dit Marine Le Pen.

– Ce n’est pas un cliché, avait réagi Samuel Etienne, c’est une femme qui existe, c’est une personne humaine.

La première n’avait manifestement d’yeux que pour le processus de médiatisation (elle commentait en quelque sorte la forme du reportage), tandis que le second n’en avait que pour les modèles réels dont la caméra avait gardé la mémoire (il niait le processus de médiatisation au profit de l’« accès direct au monde » cher à André Bazin). La simple consécution de ces deux interprétations radicales montrait, sans que l’émission le veuille, combien le degré de représentativité des sujets filmés, c’est-à-dire ici leur qualité de bons ou de mauvais candidats dans le cadre d’une induction ou d’une déduction, est d’abord une construction opérée par le téléspectateur.

Laurent Jullier, Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (Paris III)